dimanche 10 janvier 2010

Sous la baguette du Reich- Le Philharmonique de Berlin et le national-socialisme


Misha Aster
Essai traduit de l'allemand par Philippe Giraudon
Editions Héloïse d’Ormesson
Septembre 2009
399 pages

Dans cet ouvrage, Misha Aster relate l’histoire de l’orchestre philarmonique de Berlin qui, comme le ferait un organisme vivant, a su s’adapter et se transformer pour survivre à de graves crises financières ou encore à sa réputation d’ambassadeur culturel de l’Allemagne sous le Troisième Reich.

L’orchestre philarmonique de Berlin a été fondé en 1882 sous la forme d’une association autogérée. Les musiciens se devaient de prendre les décisions importantes de façon collective pour renforcer leur cohésion et leur esprit de corps. Cette autonomie devint officielle en 1903. Parmi les instances dirigeantes de l’orchestre au niveau administratif, il convient de noter le rôle du Vorstand qui représentait l’orchestre dans ses relations avec les autorités politiques.


C’est paradoxalement l’excellence artistique qui a failli mener l’orchestre à la ruine. Les salaires des musiciens étaient indexés sur l’inflation et constituaient le premier poste de dépense pour l’institution. De 1930 à 1933, la situation était si critique que l’orchestre se lança dans une course aux subventions. Les premiers subsides du Ministère pour l’instruction populaire et la propagande du Docteur Goebbels ne furent accordés qu’après que des fonctionnaires aient pu avoir accès aux livres de compte de l’association.


La réputation de l’orchestre était telle qu’elle a donné lieu à une surenchère entre le ministère de l’intérieur et celui de la propagande jusqu'à ce que celui-ci ne prenne le contrôle total de l’orchestre le 1er novembre 1933. La nouvelle structure prend modèle sur la Arbeitsgemeinschaft qui avait été imaginée quelques années auparavant pour rationaliser les relations de l’orchestre avec l’Etat, le Land et la municipalité de Berlin. En janvier 1934, les musiciens de l’orchestre deviennent des fonctionnaires d’Etat et l’orchestre prend le nom de Reichsorchester.


Alors que son chef Wilhelm Furtwängler conservait un rôle éminent, l’orchestre lui-même se dotait d’un Conseil d’administration (Aufsichtrat), d’un directeur commercial (Geschäftführer) et d’un directeur artistique. Il fallait se mettre en conformité avec les grands principes du nationalisme dans le cadre d’un processus de Gleichschaltung.

En avril 1933, les autorités nazies demandent une liste des musiciens juifs de l’orchestre. Cette requête débouche sur une série de manœuvres dilatoires de la part de l’orchestre et de son chef Wilhelm Furtwängler qui n’entend pas voir les autorités politiques s’immiscer dans sa sphère de compétence artistique. Pourtant, les musiciens juifs allaient rapidement quitter l’orchestre entre 1934 et 1935 tout comme l’assistante de Wilhelm Furtwängler.


Comme l’analyse très finement l’auteur, le processus de mise en conformité idéologique se développe dans un environnement d’interdépendance et de faveurs réciproques entre les autorités nazies et l’orchestre philarmonique. Les gratifications accordées aux musiciens vont des décorations au statut de non-disponibilité pour des obligations militaires (UK-Stellung). En échange, les musiciens de l’orchestre doivent faire preuve de disponibilité et de professionnalisme en rapport avec leur statut. En 1936, l’orchestre fait sa première apparition au congrès du NSDAP. Il joue aux Jeux Olympiques de Berlin. L’année suivante, il est envoyé à l’exposition internationale de Paris. Sous l’impulsion de Goebbels, l’orchestre enregistre de nombreux concerts pour la radio.


En plus des concerts philarmoniques qui sont la pièce maitresse de sa programmation, l’orchestre donne notamment des concerts symphoniques pour abonnés. Les années 1939-1942 sont parmi les plus brillantes de l’histoire de l’orchestre. Le répertoire joué s’appuie sur la mystique de la continuité entre le 18ème, le 19ème siècle et certains auteurs contemporains marqués par un certain romantisme. En dehors des manifestations organisées directement par le régime, l’orchestre reste libre de jouer les auteurs et les œuvres de son choix. De fait, il existe une harmonie certaine entre les choix du régime, ceux de l’orchestre et les attentes du public qui n’a jamais été aussi nombreux et varié.


A partir de 1942, les circonstances évoluent défavorablement pour l’orchestre en Allemagne aussi bien qu’à l’étranger dans ses tournées où il est présenté comme l’avant-garde des parachutistes. La philharmonie est détruite dans un bombardement allié en janvier 1944 et le dernier concert a lieu un an plus tard à l’initiative d’Albert Speer.


L’épilogue du livre de Misha Aster explique de façon remarquable comment l’orchestre philarmonique a fait sa mutation politique tout de suite après la fin de la guerre tout en conservant son excellence et son unité. Privé de son chef Furtwängler le temps de son procès en dénazification, l’orchestre place à sa tête le chef Leo Borchard qui avait résisté au nazisme et recommence à interpréter les œuvres de Félix Mendelssohn Bartholdy.


Dans les années 1950, l’orchestre a retrouvé son statut. Malgré les pressions contraires, il se choisit Herbert Von Karajan comme nouveau chef d’orchestre. Ce dernier, ancien protégé d’Hermann Göring qui le fit diriger l’orchestre du Staatsoper de Berlin, allait rester en fonction jusqu’en 1989 et sa demission pour cause de maladie.

La Stasi à l’école: surveiller pour eduquer en RDA (1950-1989)


Emmanuel Droit Editions Nouveau Monde 243 pages Septembre 2009

De par son parcours universitaire, l’auteur entend se placer dans une démarche historiographique bien précise : celle d’une histoire sociale de la Stasi centrée notamment sur les interactions entre le pouvoir politique et la société. Ce courant historiographique, représenté également par Mary Fulbrook en Angleterre, se distingue du courant mettant davantage en avant la Stasi comme instrument du totalitarisme avec comme représentante par exemple Anna Funder.

L’ouvrage comprend ainsi trois parties :

- La Stasi comme instrument de domination de sa création jusqu’en 1961

- De la répression à la surveillance

- La Stasi comme lieu de mémoire


Dès l’année 1946, Américains et Russes mettent en place dans leur zone d’occupation un embryon de police politique. Pour ces derniers, il s’agit en premier lieu du Commissariat 5. La structure va évoluer petit à petit et se concentrer sur les questions d’ordre économique avant de s’émanciper du ministère de l’intérieur et de devenir une structure autonome. La Stasi est officiellement créée en février 1950.

Pendant 10 ans, la Stasi va surtout intervenir de façon réactive dans le champ scolaire par exemple dans l’examen de dossiers de candidats à l’entrée au parti socialiste unifié (SED). L’auteur détaille à ce propos l’exercice autobiographique auquel doivent se livrer les candidats et les pièges qu’il renferme pour ceux qui se montrent trop candides. La première partie de l’ouvrage se termine par une analyse des événements du 17 juin 1953. La Stasi est encore trop peu implantée pour anticiper les effets du soulèvement dans le milieu scolaire. Il ne reste plus aux organisations de jeunesse comme la FDJ à diffuser le mythe selon lequel les événements sont la conséquence de tentatives de déstabilisations venues de l’ouest.


Le traumatisme de juin 1953 va entrainer un changement de paradigme dans l’organisation de la Stasi avec l’arrivée à sa tête d’Erich Mielke. L’augmentation exponentielle du nombre de collaborateurs officieux de la Stasi va de pair avec l’élargissement de la notion d’ennemi intérieur qu’il convient de surveiller. Après avoir fondé beaucoup d’espoir sur les premières générations d’allemands de l’est nés après 1945 pour faire éclore l’homme socialiste nouveau, la Stasi entend par sa présence inculquer et faire intérioriser certaines valeurs. Il s’agit de pousser à un certain conformisme social tout en recrutant et formant les futures élites.


L’auteur se concentre sur différents thèmes comme le rôle de la Stasi dans la surveillance des jeunes générations de réformistes interpellés par la répression du Printemps de Prague en 1968, celle des « peer groups » par exemple les punks, ou encore la participation active de la Stasi dans la militarisation progressive de l’éducation en RDA.


Tout comme l’auteur, on ne peut que souligner les imperfections des rapports de la Stasi en tant que matériels historiques tant ils donnent lieu à des spéculations. Ce qui frappe également, c’est l’inutilité concrète de certains rapports pourtant récompensés par des primes. La Stasi est trop prisonnière de ses grilles de lecture binaires et manichéennes pour analyser utilement les informations récoltées. Ces défaillances expliqueront en grande partie sa chute à l’automne 1989.


La troisième et dernière partie du livre traite de la Stasi comme lieu de mémoire touchant d’abord l’ancienne Allemagne de l’Est puis l’Allemagne réunifiée dans son ensemble à l’image de la controverse touchant l’accessibilité des données de l’ancien Chancelier Helmut Kohl. Les indications bibliographiques sont un excellent point de départ pour qui entend explorer le thème de la Stasi dans la littérature allemande. On signalera entre autres les ambigüités de Christa Wolf ou le livre de Thomas Brussig « Helden wie wir » traduit en français sous le titre « Le complexe de Klaus ».


Comme l’auteur, il nous faut rendre hommage aux actions citoyennes ayant permis de préserver l’intégrité des archives de la Stasi maintenant sous la responsabilité de la BStU (Die Behörde der Bundesbeauftragten für die Unterlagen des Staatssicherheitsdienstes der ehemaligen Deutschen Demokratischen Republik ).

Nous recommandons également la visite du mémorial de Berlin-Hohenschönhausen où les visites sont conduites par d’anciens détenus. Une telle visite peut être utilement préparée par la lecture du récit de Jürgen Fuchs « Souvenirs d’interrogatoires ».