Misha Aster
Essai traduit de l'allemand par Philippe Giraudon
Editions Héloïse d’Ormesson
Septembre 2009
399 pages
Dans cet ouvrage, Misha Aster relate l’histoire de l’orchestre philarmonique de Berlin qui, comme le ferait un organisme vivant, a su s’adapter et se transformer pour survivre à de graves crises financières ou encore à sa réputation d’ambassadeur culturel de l’Allemagne sous le Troisième Reich.
L’orchestre philarmonique de Berlin a été fondé en 1882 sous la forme d’une association autogérée. Les musiciens se devaient de prendre les décisions importantes de façon collective pour renforcer leur cohésion et leur esprit de corps. Cette autonomie devint officielle en 1903. Parmi les instances dirigeantes de l’orchestre au niveau administratif, il convient de noter le rôle du Vorstand qui représentait l’orchestre dans ses relations avec les autorités politiques.
C’est paradoxalement l’excellence artistique qui a failli mener l’orchestre à la ruine. Les salaires des musiciens étaient indexés sur l’inflation et constituaient le premier poste de dépense pour l’institution. De 1930 à 1933, la situation était si critique que l’orchestre se lança dans une course aux subventions. Les premiers subsides du Ministère pour l’instruction populaire et la propagande du Docteur Goebbels ne furent accordés qu’après que des fonctionnaires aient pu avoir accès aux livres de compte de l’association.
La réputation de l’orchestre était telle qu’elle a donné lieu à une surenchère entre le ministère de l’intérieur et celui de la propagande jusqu'à ce que celui-ci ne prenne le contrôle total de l’orchestre le 1er novembre 1933. La nouvelle structure prend modèle sur la Arbeitsgemeinschaft qui avait été imaginée quelques années auparavant pour rationaliser les relations de l’orchestre avec l’Etat, le Land et la municipalité de Berlin. En janvier 1934, les musiciens de l’orchestre deviennent des fonctionnaires d’Etat et l’orchestre prend le nom de Reichsorchester.
Alors que son chef Wilhelm Furtwängler conservait un rôle éminent, l’orchestre lui-même se dotait d’un Conseil d’administration (Aufsichtrat), d’un directeur commercial (Geschäftführer) et d’un directeur artistique. Il fallait se mettre en conformité avec les grands principes du nationalisme dans le cadre d’un processus de Gleichschaltung.
En avril 1933, les autorités nazies demandent une liste des musiciens juifs de l’orchestre. Cette requête débouche sur une série de manœuvres dilatoires de la part de l’orchestre et de son chef Wilhelm Furtwängler qui n’entend pas voir les autorités politiques s’immiscer dans sa sphère de compétence artistique. Pourtant, les musiciens juifs allaient rapidement quitter l’orchestre entre 1934 et 1935 tout comme l’assistante de Wilhelm Furtwängler.
Comme l’analyse très finement l’auteur, le processus de mise en conformité idéologique se développe dans un environnement d’interdépendance et de faveurs réciproques entre les autorités nazies et l’orchestre philarmonique. Les gratifications accordées aux musiciens vont des décorations au statut de non-disponibilité pour des obligations militaires (UK-Stellung). En échange, les musiciens de l’orchestre doivent faire preuve de disponibilité et de professionnalisme en rapport avec leur statut. En 1936, l’orchestre fait sa première apparition au congrès du NSDAP. Il joue aux Jeux Olympiques de Berlin. L’année suivante, il est envoyé à l’exposition internationale de Paris. Sous l’impulsion de Goebbels, l’orchestre enregistre de nombreux concerts pour la radio.
En plus des concerts philarmoniques qui sont la pièce maitresse de sa programmation, l’orchestre donne notamment des concerts symphoniques pour abonnés. Les années 1939-1942 sont parmi les plus brillantes de l’histoire de l’orchestre. Le répertoire joué s’appuie sur la mystique de la continuité entre le 18ème, le 19ème siècle et certains auteurs contemporains marqués par un certain romantisme. En dehors des manifestations organisées directement par le régime, l’orchestre reste libre de jouer les auteurs et les œuvres de son choix. De fait, il existe une harmonie certaine entre les choix du régime, ceux de l’orchestre et les attentes du public qui n’a jamais été aussi nombreux et varié.
A partir de 1942, les circonstances évoluent défavorablement pour l’orchestre en Allemagne aussi bien qu’à l’étranger dans ses tournées où il est présenté comme l’avant-garde des parachutistes. La philharmonie est détruite dans un bombardement allié en janvier 1944 et le dernier concert a lieu un an plus tard à l’initiative d’Albert Speer.
L’épilogue du livre de Misha Aster explique de façon remarquable comment l’orchestre philarmonique a fait sa mutation politique tout de suite après la fin de la guerre tout en conservant son excellence et son unité. Privé de son chef Furtwängler le temps de son procès en dénazification, l’orchestre place à sa tête le chef Leo Borchard qui avait résisté au nazisme et recommence à interpréter les œuvres de Félix Mendelssohn Bartholdy.