Laurence Duchaine-Guillon
La vie juive à Berlin après 1945
CNRS Editions, 462 pages (janvier 2012)
Dans cet
ouvrage, Laurence Duchaine Guillon étudie la vie juive à Berlin du 8 mai 1945
au 1er janvier 1991, date officielle de la réunification des deux
communautés juives de la ville. La combinaison de plusieurs perspectives fait
toute l’originalité de cette étude. Il s’agit en effet d’analyser l’impact de
la division de la ville sur la communauté juive et ses conditions de
subsistance et de développement. Quelles sont été les conséquences de la
cristallisation du conflit est-ouest, de la construction du mur et plus
généralement de la guerre froide sur la communauté juive de Berlin ?
Au-delà d’une neutralité toute illusoire, comment les communautés juives de
Berlin-Ouest et Berlin-Est se sont positionnées par rapport à la rivalité
exacerbée entre RFA et RDA ? Quelle est la nature des contacts qui ont
persisté entre les deux ?
Pour
répondre à l’ensemble de ces questions, l’auteur accorde une place
prépondérante, parmi les sources utilisées, aux journaux des communautés de
l’ouest et de l’est : « Der
Weg » (paru de 1946 à1953), « Allgemeine »
ou son pendant à l’est le « Nachrichtenblatt ».
Son analyse est décomposée en cinq chapitres portant respectivement sur :
la renaissance et la division, la démographie, les institutions communautaires
dans Berlin divisé, les juifs de Berlin face aux idéologies et aux pratiques
politiques et enfin la nouvelle culture juive.
Au
lendemain de la guerre, il ne reste plus que 6.000 à 7.000 juifs à Berlin dont
la grande majorité issue de mariages mixtes. Parmi les groupes de survivants,
se trouvaient également des personnes ayant vécu dans la clandestinité, des
survivants des camps ou encore des « rémigrés » revenus par exemple
de Shanghai en août 1947. Les DP’s (personnes déplacées originaires en grande
majorité d’Europe de l’Est) constituaient également une part importante de la
population juive de Berlin.
Face à
une situation de grande détresse, l’auteur souligne combien les organisations
humanitaires ont joué un rôle essentiel et détaille en particulier le cas du Joint (American Joint Distribution Committee) dont
l’interdiction dans Berlin-Est illustre déjà la séparation entre les deux
communautés de la ville. Les juifs de Berlin, qui dans leur grande majorité ont
choisi de rester dans leur ville plutôt que d’émigrer, ont pu susciter
l’incompréhension de leurs coreligionnaires dans d’autres parties du monde. De
même, leur communauté était trop déstructurée pour ne pas être sujette à des
divisions, tant au niveau des pratiques religieuses que de l’origine de ses
membres. Après des premiers signes au moment de la constitution des deux Etats
allemands en 1949, la rupture se produit au cours de l’année 1953 alors qu’une
vague d’antisémitisme sévit dans de nombreux pays d’Europe de l’Est. Cette
dernière finit par atteindre la RDA en janvier 1953. En réaction, ce sont plus
de 550 juifs qui sont passés d’est en ouest au printemps de cette même
année.
Dans le
deuxième chapitre de son livre, Laurence Duchaine-Guillon décrit une communauté
marquée par une forte disparité entre l’est et l’ouest et dont les éléments les
plus jeunes, en forte minorité, ont de grandes difficultés à se reconnaître
dans les choix des instances dirigeantes. Faisant suite à la problématique des
mariages mixtes, est également évoqué le rôle particulier des femmes dans la
transmission de l’identité juive à leurs enfants et aux jeunes générations.
D’un point de vue socio-économique, la communauté se caractérise par un faible
nombre d’actifs présents dans un nombre restreint de secteurs.
Au niveau
des institutions, la séparation entre les deux communautés de l’est et de
l’ouest s’est aussi achevée en 1953 bien avant la construction du mur. Toutes
les deux prétendent incarner la ville dans son ensemble et fonctionnent sur un
mode unitaire et centralisateur. Si les autorités de la RDA consentent à un
effort financier important, c’est notamment pour maintenir dans le secteur est
de la ville l’existence formelle d’une communauté juive. Les aides sont pour
autant sans commune mesure avec celles octroyées à l’ouest où la vie
institutionnelle est dominée par le « bloc » libéral de Heinz
Galinski.
Une part
importante de l’étude des institutions est consacrée aux cimetières : à
Weissensee à l’est et sur la Scholzplatz à l’ouest.
Entre les
deux ensembles, il existe une grande indifférence. La communauté de l’est se
tourne par exemple plus communément vers la communauté juive de Budapest quand
il est nécessaire de faire venir un rabbin. Les reproches de l’ouest à
destination de l’est concernent eux, par exemple, le manque d’entretien du
cimetière de Weissensee. Au-delà de l’action individuelle de ceux que l’auteur
qualifie de « passeurs » comme le chantre Estrango Nachma, il faudra
attendre la fin des années 1980 pour assister à un rapprochement significatif
entre les communautés de l’est et de l’ouest qui doivent pourtant faire face à
des problèmes semblables comme la lutte contre l’antisémitisme, une certaine
forme de sécularisation ou encore un manque d’identification entre les membres
de la communauté face à ses dirigeants.
Dans le
quatrième chapitre, le cœur de cet ouvrage, l’auteur aborde la question de la
place des juifs face aux idéologies et aux pratiques politiques. En dépit
d’apparentes similitudes dans les Constitutions des deux Etats concernant les
libertés de croyance et de pratique religieuses, ceux-ci semblent avoir
développé deux mémoires bien distinctes concernant la Shoah. Pour la RDA,
l’antifascisme était devenu la principale source de légitimité du régime. Sur
l’ensemble des habitants de l’est devait rejaillir le prestige de l’Armée rouge
et des résistants communistes contre le nazisme. Les origines juives de
certains résistants comme Herbert Baum ont longtemps été occultées. De façon
générale, l’antisémitisme est une conséquence d’un système de classes engendré
par le capitalisme. Il est donc appelé à disparaître dans un Etat
socialiste.
Par
contre, les autorités de la RDA soulignent abondamment les carences réelles de
la RFA en matière d’épuration. Ainsi, des individus comme Heinrich Lübke,
Theodor Oberländer ou encore Hans Maria Globke ont pu poursuivre de brillantes
carrières dans l’administration en dépit de leurs passés nazis bien connus.
Alors que du côté de la RFA, l’office central pour l’examen des crimes nazis
n’a été créé qu’en 1958, la RDA a organisé dans les années 1960 plusieurs
procès par contumace d’anciens nazis installés en RFA. C’est à cette période
que les attaques visant à saper les fondements institutionnels de la RFA ont
connu leur apogée. Dans le même temps, des attaques semblables ont eu lieu
contre les Etats-Unis en plein mouvement pour les droits civiques.
A
Berlin-Est, la communauté juive va même être mise à contribution à partir
d’août 1961 pour défendre et justifier la construction du mur qualifié
officiellement de « rempart antifasciste ».
A l’Ouest, les relations entre la communauté juive et le Sénat vont aller en
s’améliorant jusqu’à devenir très étroites à partir des années 1970. Ainsi, le
traité de janvier 1971 reconnaissant la nécessité d’une communauté juive à
Berlin marque un tournant fondamental après le vote de la loi sur les
réparations en 1953 pour l’ensemble de la RFA.
Dans ce
quatrième chapitre, l’auteur examine la multiplication des commémorations qui
ont eu lieu en novembre 1988 pour le cinquantième anniversaire de la Nuit de
Cristal. Pour la première fois, les deux parties de la ville ont cherché
ensemble à coordonner certaines manifestations même si cela ne s’est pas fait
sans rivalités. Si certains ont pu dénoncer à posteriori le caractère
« carnavalesque » de ces manifestations, il n’en reste pas moins que
des décisions importantes ont été prises à ce moment là comme la reconstruction
de la synagogue de la Oranienburgerstrasse et celle du « Centrum
Judaicum » (juillet 1988).
Face aux
risques de récupération, la communauté juive se perçoit comme le gardien du
souvenir alors qu’elle est parfois prise entre un antisémitisme persistant et
l’apparition du philosémitisme où, pour caricaturer, le juif
« alibi » est sollicité de toutes parts par ses nouveaux amis. Enfin,
en conclusion de ce quatrième chapitre, l’auteur rappelle que certains juifs
n’ont jamais abandonné un rôle de dissident.
Dans le
dernier chapitre concernant la nouvelle culture juive à Berlin, l’auteur évoque
l’interrogation formulée par Theodor Adorno : comment produire de l’art
quand on est juif après Auschwitz ? De la culture judéo-berlinoise et de
ses spécificités, il ne resterait que des ruines. Des écrivains ou
intellectuels comme Kurt Tucholsky ou Walter Benjamin ont connu des destins
tragiques mais le public juif et ses critiques manquent tout autant.
Parfois,
les anciennes traces de la culture juive sont effacées ou refoulées. La
reconstruction d’un musée juif de Berlin, après la destruction de celui de
l’Oranienburger Strasse en 1938, a connu de multiples péripéties jusqu’à
l’inauguration de la collection permanente de l’actuel musée en 2001.
Si les
deux communautés ont des références culturelles communes comme Moïse Mendelssohn ou Felix Mendelssohn Bartholdy, certaines références sont idéalisées
en fonction d’inclinaisons politiques ou idéologiques. Ainsi, Max Liebermann
est reconnu à l’est surtout pour ses représentations du prolétariat alors que
Marc Chagall a plus de succès à l’ouest car il est parfois perçu comme une
victime de la révolution d’octobre. Ces différences entre l’est et l’ouest se
ressentent quant aux relations entretenues avec les artistes de nationalité
israélienne et avec l’Etat d’Israël lui-même.
Le
chapitre se termine sur la recherche des éléments qui pourraient constituer les
bases d’une culture juive réunifiée.
Si,
aujourd’hui, la communauté juive de Berlin compte environ 12000 membres, sa
renaissance culturelle actuelle ne s’est pas faite uniquement avec l’arrivée de
juifs de l’URSS mais repose donc sur des efforts entrepris dès la fin de la
seconde guerre mondiale.
Synagogue de la Rykestrasse
Berlin Prenzlauer Berg (février 2012)
East Side Gallery
Berlin Friedrichshain (mars 2012)