Inaugurée
le 6 février 1882, la gare de la
Friedrichstrasse est un axe névralgique des transports urbains berlinois pour
les liaisons nord-sud et est-ouest. En effet, le quartier de la
Friedrichstrasse est devenu dès la fin du 19ème siècle un centre
important où se mêlent affaires, commerce et culture. En 1901, la gare compte 31.000 voyageurs par
jour. En 1923, ce chiffre passe à 54.000. Cette même année s’ achevèvent les
premiers travaux d’agrandissement et de réaménagement avec la liaison de métro
nord-sud. La ligne de S-Bahn nord-sud est quant à elle inaugurée partiellement
en 1936, peu avant les Jeux Olympiques, après deux années de travaux.
Après
les bombardements et autres destructions de la seconde guerre mondiale, le
trafic reprend progressivement, d’abord en octobre 1945 pour le réseau en
surface puis huit mois plus tard est remis en service le tunnel indispensable à
la liaison nord-sud. Les travaux de reconstruction s’intensifient à l’été 1948,
au moment même où débute le blocus de Berlin-Ouest. Située à l’est de la ville
mais empruntée par de nombreux Berlinois de l’Ouest, la gare cristallise
l’affrontement idéologique entre les deux blocs. Elle porte aussi la marque des
premiers raidissements du régime de la RDA dont la création est officialisée en
octobre 1949. Ainsi, la fresque murale de Horst Strempel, qui symbolisait le
rôle des travailleurs dans la reconstruction d’un Etat allemand d’inspiration
socialiste, a été cachée sous une épaisse couche de peinture au nom de la lutte
contre le formalisme dans les arts.
Surtout,
la gare de la Friedrichstrasse était devenue un des principaux points de
passage pour les personnes ayant choisi de quitter la RDA et de s’installer en
RFA. En effet, chaque année entre 1950
et 1961, entre 150.000 et 300.000 personnes ont fui la RDA.
Après
un rappel précis de l’histoire de la gare et de ses environs de son
inauguration jusqu’à la construction du mur en 1961, l’auteur explique ensuite
très finement comment ce lieu d’échanges et d’intersections a d’abord dû être
colmaté puis réaménagé au fur et à mesure des accords de transit et de passage
entre l’est et l’ouest. Après 1961, les voies de la gare ont été ainsi
réorganisées : la voie A concernait les longs trajets (notamment
internationaux), la voie B concernait les S-Bahn en direction de l’ouest et la
voie C les S-Bahn vers l’est. Entre les voies B et C a été érigée une verrière
remplacée par une installation en acier qui tenait lieu de mur dans l’enceinte
de la gare.
Photo prise au musée du S-Bahn à Berlin en novembre 2013 Régis Brajon |
En
août 1962 est inauguré le point de passage permettant de traverser la frontière,
mais uniquement d’est en ouest (Ausreisehalle).
Photo mise à disposition par les Archives de la RFA sur Wikipedia |
Celui-ci est rapidement surnommé le Palais des Larmes ou Tränenpalast. Les
Berlinois de l’est devaient ici se séparer de leurs amis ou parents poursuivant
leur voyage vers l’ouest. Les formalités dans l’enceinte de ce Palais des
Larmes se déroulaient en trois phases bien distinctes. Un premier contrôle
visuel était effectué sur les passeports et autres visas. Dans un second temps
se déroulaient les formalités douanières à proprement parler. Enfin, un
contrôle approfondi de tous les papiers et documents nécessaires au passage de
la frontière se faisait sous la responsabilité des agents appartenant aux
unités de contrôle des passeports (PKE).
L’activité
au sein de ce bâtiment s’intensifie au fur et à mesure que se développent les
accords de passage entre la RFA et la RDA. Les premiers accords de 1963 et 1964
préfigurent ceux qui vont être signés à l’échelle des deux pays en 1972.
Photo mise à disposition par les Archives de la RFA sur Wikipedia |
Le
grand mérite du livre de Philipp Springer est de décrire avec vivacité et à
travers de nombreuses expériences personnelles l’impact de ces développements
historiques sur la vie quotidienne des personnes concernées. Cela vaut pour les
différents services est-allemands en charge de la surveillance de la frontière
(relations entre les services de douane, la Stasi et la police des transports
ou celle des frontières), pour la compagnie ferroviaire est-allemande (die
Deutsche Reichbahn ou DR) ou encore
pour les premiers bénéficiaires des accords de passage comme par exemple les
retraités est-allemands.
La
gare de la Friedrichstrasse et ses alentours ont ainsi été un lieu important de
commerce pour la RDA. Le change obligatoire minimum, porté jusqu’à 25 DM au
taux de 1 pour 1, permettait l’injection dans l’économie est-allemande de
sommes importantes. De la même façon,
les Intershops, ouverts uniquement aux détenteurs de devises convertibles,
permettaient à la RDA d’obtenir des devises fortes et aux occidentaux de se procurer des articles à
prix détaxés ou avantageux.
Une boutique Intershop à la station Friedrichstrasse Photo appartenant au domaine public |
L’auteur
rappelle également que les dédales souterrains de la gare ont permis au régime
de la RDA d’exfiltrer des membres de la Fraction Armée Rouge (RAF) recherchés
sur le territoire de la RFA et à Berlin-Ouest. Dans le sens inverse, Werner
Stiller, un agent double spécialisé dans l’espionnage des physiciens, est passé
d’est en ouest.
Plus
que par le récit des fuites ou des tentatives de fuite vers Berlin-Ouest, cet
ouvrage se distingue car il rappelle à juste titre que la gare a joué un rôle
important dans les relations entretenues par les deux Etats allemands avec le
reste de la communauté internationale. Parce qu’elle était soumise à un statut
particulier, la ville de Berlin-Ouest était accessible sans visa. Pour de
nombreux réfugiés, la gare de la Friedrichstrasse représentait ainsi une
dernière étape, après avoir atterri à l’aéroport de Schönefeld, avant de
s’établir à Berlin Ouest.
Un
autre point fort du livre concerne l’attention portée aux différents mouvements
de protestation qui se sont matérialisés au cœur de la gare ou son
environnement immédiat. En dehors d’actions individuelles menées dans les
années 1970, l’auteur livre plusieurs témoignages sur la généralisation des
demandes de sortie définitives de la RDA « Ausreiseanträge » (10
demandes pour 1.000 habitants en 1988 et 12 demandes pour 1.000 habitants en
1989). Est ainsi évoqué en détail le cas du « Reisegruppe 88 » dans lequel s’étaient regroupés des candidats
au départ définitif de la RDA vers la RFA dans les années 87-88.
Auteur de la photo : Frits Wiarda (1989). |
Après
la chute du mur le 9 novembre 1989, la gare a accueilli jusqu’à 250.000
voyageurs par jour. De juin à juillet 1990, toutes les installations qui
avaient fait de la gare un passage-frontière ont été démantelées. En novembre
de la même année disparaît le mur entre les quais B et C.
A
partir de 1991 et pendant 15 ans, l’ancien Ausreisehalle est devenu une
discothèque où étaient organisés régulièrement des concerts et autres
manifestations culturelles. Après la vente du terrain, une concession a
finalement été accordée à la fondation de la Maison de l’histoire de la
République fédérale allemande qui y organise depuis septembre 2011 une exposition permanente sur la frontière inter-allemande.
Philipp Springer : Bahnhof der Tränen - Die Grenzübergangsstelle Berlin-Friedrichstrasse, 224 Pages, 2013 - Ch. Links