samedi 24 août 2013

Emmanuel Droit - Vers un homme nouveau

Novembre 2009
Presses Universitaires de Rennes
A la suite de la seconde guerre mondiale, l’école est plus que jamais en RDA un réceptacle cristallisant les objectifs politiques et sociaux d’un Etat nouvellement créé à la recherche de stabilité et de pérennité. A travers une démarche socio-historique s’appuyant sur différents types d’archives, de photos et de témoignages, Monsieur Emmanuel Droit a ainsi analysé l’environnement scolaire de la RDA en tant que « creuset d’un homme nouveau ». Le terme allemand « Bildung » englobe surtout le développement d’un individu. En effet, si la pédagogie d’Allemagne de l’Est se place dans la continuité de la tradition humaniste allemande, elle se réclame progressivement de la pensée soviétique en la matière, elle-même influencée par la pédagogie réformée. A l’image de la démarche entreprise par Célestin Freinet dans son école de Vence dans les Alpes-Maritimes, il s’agit d’éveiller l’enfant à l’éducation du travail. Cette philosophie va connaître en RDA une certaine inflexion à travers la valorisation du travail industriel. L’amour du travail et surtout le lien entre éducation et travail dit « productif » sont au cœur de la définition du système polytechnique d’éducation dans la loi de décembre 1959. Pour autant, l’introduction de ce système a aussi eu de nombreuses conséquences sur l’enseignement des sciences humaines comme l’histoire dont les programmes font l’objet de fréquentes modifications retranscrites dans les manuels diffusés par l’éditeur Volk und Wissen.

A la fin de la guerre,  le corps enseignant est constitué à 90% d’instituteurs ou institutrices exerçant dans les écoles primaires. 60 % sont des femmes et 55 % ont moins de 35 ans. L’inexpérience de nombreux de ces « Neulehrer » est donc un élément important à prendre en compte. Parallèlement, les lycées représentent encore un miroir inversé par rapport au primaire. Les enseignants y sont nettement plus âgés (sortis de leurs retraites après avoir exercé sous la République de Weimar) et les hommes sont très majoritairement représentés. De même, si l’école doit servir la diffusion de l’idéologie socialiste et le recrutement de membres des organisations de jeunesse (jeunes pionniers ou membres de la Freie Deutsche Jugend- FDJ), le corps enseignant est aussi concerné avant l’édification du mur par l’immigration à l’ouest de certains de ces membres. Pour les régions les plus touchées, le nombre de défections est estimé à 2% des effectifs par an.

Après cette analyse du corps enseignant, l’auteur se penche sur les autres types d’acteurs qui occupent le champ scolaire. Les conseils de parents d’élève servent ainsi à l’interaction des familles et du monde éducatif. Même si le Parti Socialiste Unifié Allemand y a renforcé son influence à partir du milieu des années 1950, ceux-ci se sont d’abord consacrés au traitement de questions plus matérielles qu’idéologiques. Les enseignants ressentent de façon beaucoup plus pressante la concurrence des fonctionnaires des organisations de jeunesse. A Berlin, le recrutement  se fait plus lentement que dans le reste du pays jusqu’à la fin des années 1950 que cela soit pour les jeunes pionniers de 6 à 14 ans ou les membres des FDJ. Les fonctionnaires permanents se sentent mis de côté à tel point que l’inspection académique doit appeler à une bonne entente entre les parties. Enfin, les autorités est-allemandes organisent un système de parrainage entre les écoles et les entreprises. Les premières citées bénéficient d’avantages matériels et de dons en nature. En échange, elles prêtent leur concours à l’organisation de manifestations dans les entreprises qui les parrainent.

Le traitement du thème de la « Jugendweihe », qui désigne pour les jeunes de 14 ans le rite d’intégration à la patrie socialiste, illustre particulièrement bien l’école historique à laquelle appartient Monsieur Emmanuel Droit. Alors que ce rite, en s’appuyant sur l’école comme lieu de préparation, entend concurrencer la Confirmation de l’Eglise protestante, l’auteur met en garde contre une vision trop totalitariste de l’histoire qui ne ferait des individus que de simples réceptacles passifs de l’idéologie propagée par les tenants du pouvoir. Au contraire, les Allemands de l’Est s’adaptent, se comportent en caméléons et apprennent à faire semblant. La même attitude prévaut à l’égard des Russes alors que le désir de réunification avec l’autre Allemagne reste toujours présent dans les esprits.

D’autres éléments de la première partie du livre consacrée à l’école d’un type nouveau méritent tout particulièrement d’être évoqués comme l’esprit de corps naissant parmi les organisations de jeunesse qui, d’abord minoritaires, adoptent un comportement d’avant-garde politique et se singularisent par le port du foulard bleu autour du cou pour les pionniers ou la chemise de même couleur pour les membres de la FDJ. Enfin, l’école devient à la fin des années 1950, un lieu névralgique de la lutte contre l’influence culturelle occidentale à travers les bandes dessinées. Sont mis en place des inspections de cartables ainsi que des échanges de bandes-dessinées contre des livres de jeunesse d’URSS.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à la stabilisation de l’école socialiste après notamment l’édification du mur en août 1961. De façon générale, celle-ci est marquée par un mouvement de féminisation et de professionnalisation du personnel enseignant. Malgré une politique de discrimination positive, les lycées ou « Erweiterte Oberschule EOS » restent d’accès très difficile pour les enfants d’ouvriers productifs en usine (11 % des lycéens). La sélection est telle que seulement deux élèves par classe sont sélectionnés. Pour contourner ces blocages sociaux, les familles émettent des requêtes ou « Eingaben » pour lesquels la maîtrise des Habitus administratifs est une condition essentielle de succès.

Les rapports entre les élèves et les différents intervenants sur le champ scolaire se stabilisent également. Les taux de participation aux organisations de jeunesse (plus de 90 % à la fin des années 1970) et à la Jugendweihe, à l’exception les familles de pasteurs, sont en très nette augmentation. Mais ces statistiques peuvent être trompeuses car elles ne rendent pas compte d’une certaine dilution idéologique ou au contraire d’une réappropriation de la part de familles. Si le système de parrainage entre écoles et entreprises est approfondi avec l’objectif de faire des élèves des membres à part entière de l’appareil productif, ces derniers restent quelque peu à l’écart des principales chaînes de production. Un contrat est néanmoins signé entre l’école et son entreprise marraine. Surtout, des journées de cours productifs sont introduites dans les programmes scolaires.

Sur le plan des programmes, le régime de RDA affiche sa foi dans la révolution technologique et scientifique. Le poids des disciplines scientifiques et technologiques est considérablement renforcé dans les programmes scolaires. Des écoles spéciales regroupant les meilleurs élèves par discipline sont créées. Les équipes du pays obtiennent de nombreuses récompenses aux olympiades de mathématiques.

Au-delà de cette apparente stabilisation, l’école ne permet pas à la RDA de gagner les cœurs d’une partie importante de sa population. Même si la nationalité est-allemande est depuis 1967 la seule reconnue en RDA, l’attachement social à cette dernière  n’empêche pas de considérer la RFA comme la société de référence.

Il existe d’ailleurs une catégorie juridique aux contours flous permettant d’incriminer les jeunes regroupés en bandes et qui se caractérisent par des comportements excentriques sous l’influence de la culture occidentale : Rowdytum.

Pendant les cours d’éducation civique, les réformes constitutionnelles successives sont souvent perçues par les élèves comme des obstacles à une réunification éventuelle. L’auteur parle très justement, à propos d’une partie importante de la jeunesse, de « transfrontaliers idéologiques ».

Le champ scolaire n’est pas seulement occupé par les parents, les organisations de jeunesse ou les entreprises. Il l’est aussi par l’armée nationale populaire (NVA) ou d’autres organisations de type paramilitaire. La NVA doit ainsi participer au renforcement d’un sentiment d’appartenance nationale. A partir de 1952, la GST (Gesellschaft für Sport und Technik) donne la possibilité aux élèves de participer à des activités d’orientation, à des sports mécaniques ou aéronautiques. Une nouvelle date est ajoutée au calendrier socialiste : le 1er mars est fêtée la NVA. Les manœuvres des pionniers sont instaurées à partir de 1967. Des cours théoriques et des stages pratiques permettent d’avoir une première expérience de la vie de caserne. Surtout, la présence de l’armée à l’école doit permettre de recruter les futurs officiers, même parmi les élèves qui n’auraient pu accéder au lycée sans leurs aspirations militaires.

Le chapitre sur la Stasi à l’école allait être développé dans un livre déjà résumé sur ce blog. L’évolution des missions confiées à la Stasi devait faire de cette dernière une instance éducative à part entière. L’éducation par la société, la pression des pairs doit se substituer à la seule contrainte. Comme le démontre par exemple la lecture des mémoires des étudiants de l’école de droit de Potsdam, qui dépend de la Stasi, les futurs agents se considèrent comme des travailleurs ou des redresseurs sociaux.

Dans ce chapitre, il est très intéressant de lire les précisions sur les profils recherchés par les agents recruteurs de la Stasi : la sociabilité et les résultats scolaires sont parmi les facteurs les plus importants.

Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à l’effondrement du système éducatif est-allemand, à l’image de Margot Honecker, ministre de l’éducation nationale, qui ignore les différents rapports appelant à la libéralisation du système éducatif et à sa dépolitisation. Le récit concernant le tableau mural du lycée Carl von Ossietzky de Pankow où les élèves sont invités à commenter l’actualité est particulièrement éclairant. Il en est de même de la perception par les élèves de la chute du mur, des réactions des enseignants face aux bouleversements subis par leur environnement professionnel ou encore de la volonté de ces mêmes élèves de participer à l’élaboration des nouvelles règles devant régir la vie scolaire.